© Patricia Escriche
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LAURE GILQUIN ET LES VENTS SOUTERRAINS
Laëtitia Bischoff
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LAURE GILQUIN
Pr. Werner Knoedgen
Laure Gilquin (née en 1981 à Paris) travaille aujourd’hui principalement à Berlin tout en restant une nomade, une transfrontalière avide de mouvement et de perceptions. Aussi ses instruments sont-ils transportables : carnet de croquis au format voyage et appareil-photo compact. Dès ses premiers voyages, elle rapporte des notes picturales – de places, de rues, d’architectures, de personnes, de plantes – sous forme d’aquarelles colorées et de dessins au feutre noir, parfois évocateurs des gravures sur bois expressionnistes. Assez rarement il s’agit de panoramas, assez fréquemment de détails tels que câbles électriques emmêlés, coins d’arrière-cour, paysage d’après-sieste avec, encore et toujours, des ombres étirées.
Dans sa photographie, elle se cantonne au noir et blanc argentique. Décision radicale. La photographie numérique – conséquence logique du diktat de la rentabilité économique – ne génère que des vues positives. L’analogique, lui, emprunte une voie détournée, fait un crochet par un négatif transitoire. Seule l’inversion de celui-ci, avec toutes les possibilités offertes par une nouvelle intervention physique, produit l’œuvre définitive. Il s’agit d’un travail en autonomie sur un matériau ouvert à l’action des sens, avec des nuances de granulation et de contrastes qu’aucun appareil numérique ne saurait ainsi rendre.
Sa première série photographique, Laure Gilquin la rapporte de Dakar (« Dox Rekk / Just walking », 2014), sa deuxième du Chiapas au Mexique (« Fireworks and zones of gray », 2017). Ce sont des images à l’atmosphère dense, chargées de tensions. De l’incertain, sans autre explication. Si des personnages y figurent, alors en mouvement, maculés de flou, ce sont des ombres, des silhouettes, ni individus, ni portraits. Lorsque d’aventure ces derniers accèdent à la netteté, c’est parce que déjà ils s’éloignent. Substituts anonymes que l’on ne voit que de dos comme ces cinq poules dans une basse-cour de fortune ou ce chat dupliqué par son ombre, jetant derrière lui un ultime regard. Figurants d’un spectacle annulé.
La série berlinoise (« Paradise is everywhere », 2009-2017) se rattache à cette veine. Elle explore elle aussi les contrastes lumineux extrêmes, et les gris y sont assez rares. La plupart des vues sont prises de nuit, quand les sources d’éclairage concentriques font de l’obscurité environnante un espace scénique, le « black cube » du théâtre. On pense au roman d’épouvante du xixe siècle, au pathos de l’expressionnisme, aux décors des films muets de Murnau, à des ambiances de film noir et aux techniques photographiques « low key ». On reste toutefois frappé par l’absence de plateau, de mise en scène ; la suggestion n’a pas de contexte. Elle suscite une attente scénique qui est tout aussi pressante que jamais honorée. Quelque chose s’est passé ou va se passer, mais de sa quête de traces le spectateur revient bredouille.
Rares sont les lieux à pouvoir être localisés avec précision, certains restant même difficilement identifiables. On joue ici avec des aberrations de matérialité et d’échelle semi-abstraites, avec une raréfaction d’informations préméditée qui arrache l’objet à son objectivité : un tas de déblais s’apparente à un massif alpin, le pied d’un arbre à un amas tortueux d’entrailles, et les façades des immeubles pourraient être en carton. À cela l’artiste oppose ce qui, selon toute apparence, nous est familier et questionne l’antagonisme classique entre artefact et nature : au-dessus d’un mur coupe-feu, un quartier de lune ennuagé ; dans la nudité d’un débarras, un rayon de soleil ; devant une tour, une nuée d’oiseaux ; à côté d’un écran de téléviseur allumé mais vide, une colline lointaine qui se découpe dans une fenêtre.
On est tenté de rapprocher cet axe de travail du post-romantisme. En effet, la focalisation de son contenu et son exécution magistrale incitent à le situer dans l’histoire de l’art. Mais il ne faut pas s’y tromper. L’allusion n’est pas la chose elle-même, inscrite, elle, dans une démarche indiscutablement contemporaine. Laure Gilquin traite d’un déséquilibre, sans point de référence, sans horizon. Elle nous renvoie à une érosion qui se solde par la perte de toute orientation, jusqu’à la dernière imaginable, d’ordre métaphysique. Tout prétendu retour en arrière est ici impossible.
Événements fortuits, états fugaces, disparus, hormis dans le souvenir photographique qu’ils auraient pu exister. La réalité comme fiction. La perception devenue image.
Pr. Werner Knoedgen
Traduction Philippe Mothe
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