À propos
























© Patricia Escriche

 

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LAURE GILQUIN ET LES VENTS SOUTERRAINS

Laëtitia Bischoff

En 2022, Laure Gilquin est à un moment pivot de sa démarche artistique. Dessin et photographie noir et blanc ont ouvert le cercle de production au son, à la terre, aux installations, à l’objet. 
 
Comme un orchestre qui se chauffe, demandant à chaque instrument de sortir une seule note, les pièces de Laure Gilquin expirent une même fréquence, quel que soit leur matière, leur sujet, leur époque de création. C’est cette fréquence qui fait toute la singularité de son oeuvre, un même shoot aux yeux et aux tripes qu’importe le chaud, le froid, la petitesse du format ou l’étendue de noir. Une onde : le frémissement de l’inconfort. 
 
Laure Gilquin débusque au Mexique, au Sénégal et au Burkina un rapport au noir, la nuit lui sied. Ses tirages baignent dans une bassine d’encre sans repos, vivent d’une palette au spectre serré, mouvant et diagonal.
 
De retour à Berlin, la série Érosion signe l’aboutissement photographique de sa recherche d’un grain fort, d’un rayement des lignes. Dans cette série, la nuit n’est pas tant l’intranquille que son révélateur, elle délivre au béton l’entière étrangeté de sa présence. De nuit toujours, comme un amas d’étoiles, un monticule de sable se portraiture. Le sable, celui du chantier, celui de la ville, des parcelles éventrées, en dévers à l’air sans plus de béton pour les recouvrir. Des dunes devenues citadines, un revers de ciel.
 
Depuis les années 2020, Laure Gilquin va dans son atelier en forêt. Sous les arbres et un toit, des cimaises blanches accueillent l’inconfort. L’artiste jardine une onde, un battement de terre et ses secousses. Les yeux fermés, elle serre, elle étire, glisse, guette un trépignement. Le brouhaha extérieur n’est plus le bienvenu : le corps tout entier écoute les secousses d’une matière, entre en sympathie avec elle — au sens bergsonien du terme. Laure Gilquin avive la matière, masse son pouls, surprend le signe de l’inconfortable état de l’argile qui s’accroche. Elle lui donne voix aussi lorsqu’elle enregistre le son de l’argile crue qui se dissout dans de l’eau. 
 
Au cœur des propositions artistiques, le sol, le mur, des poches accueillent ou portent racines et verres soufflés. Des pauses, non, plutôt des blanches, des veilles, des silences, des tremplins ponctuent autant de torsions rapides, crispées dans un arrêt. Ces installations sans centre, sont telles des démultiplications de tons, des partitions parfois étouffées ou braillant, jamais tranquille. 
 
La forêt convoque un lieu d’épanouissement tendre pour les vents souterrains. Elle prodigue de l’écoute et de la magie, pour l’inconfort aussi.



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LAURE GILQUIN

Pr. Werner Knoedgen

Laure Gilquin (née en 1981 à Paris) travaille aujourd’hui principalement à Berlin tout en restant une nomade, une transfrontalière avide de mouvement et de perceptions. Aussi ses instruments sont-ils transportables : carnet de croquis au format voyage et appareil-photo compact. Dès ses premiers voyages, elle rapporte des notes picturales – de places, de rues, d’architectures, de personnes, de plantes – sous forme d’aquarelles colorées et de dessins au feutre noir, parfois évocateurs des gravures sur bois expressionnistes. Assez rarement il s’agit de panoramas, assez fréquemment de détails tels que câbles électriques emmêlés, coins d’arrière-cour, paysage d’après-sieste avec, encore et toujours, des ombres étirées.

Dans sa photographie, elle se cantonne au noir et blanc argentique. Décision radicale. La photographie numérique – conséquence logique du diktat de la rentabilité économique – ne génère que des vues positives. L’analogique, lui, emprunte une voie détournée, fait un crochet par un négatif transitoire. Seule l’inversion de celui-ci, avec toutes les possibilités offertes par une nouvelle intervention physique, produit l’œuvre définitive. Il s’agit d’un travail en autonomie sur un matériau ouvert à l’action des sens, avec des nuances de granulation et de contrastes qu’aucun appareil numérique ne saurait ainsi rendre.

Sa première série photographique, Laure Gilquin la rapporte de Dakar (« Dox Rekk / Just walking », 2014), sa deuxième du Chiapas au Mexique (« Fireworks and zones of gray », 2017). Ce sont des images à l’atmosphère dense, chargées de tensions. De l’incertain, sans autre explication. Si des personnages y figurent, alors en mouvement, maculés de flou, ce sont des ombres, des silhouettes, ni individus, ni portraits. Lorsque d’aventure ces derniers accèdent à la netteté, c’est parce que déjà ils s’éloignent. Substituts anonymes que l’on ne voit que de dos comme ces cinq poules dans une basse-cour de fortune ou ce chat dupliqué par son ombre, jetant derrière lui un ultime regard. Figurants d’un spectacle annulé.


La série berlinoise (« Paradise is everywhere », 2009-2017) se rattache à cette veine. Elle explore elle aussi les contrastes lumineux extrêmes, et les gris y sont assez rares. La plupart des vues sont prises de nuit, quand les sources d’éclairage concentriques font de l’obscurité environnante un espace scénique, le « black cube » du théâtre. On pense au roman d’épouvante du xixe siècle, au pathos de l’expressionnisme, aux décors des films muets de Murnau, à des ambiances de film noir et aux techniques photographiques « low key ». On reste toutefois frappé par l’absence de plateau, de mise en scène ; la suggestion n’a pas de contexte. Elle suscite une attente scénique qui est tout aussi pressante que jamais honorée. Quelque chose s’est passé ou va se passer, mais de sa quête de traces le spectateur revient bredouille.

Rares sont les lieux à pouvoir être localisés avec précision, certains restant même difficilement identifiables. On joue ici avec des aberrations de matérialité et d’échelle semi-abstraites, avec une raréfaction d’informations préméditée qui arrache l’objet à son objectivité : un tas de déblais s’apparente à un massif alpin, le pied d’un arbre à un amas tortueux d’entrailles, et les façades des immeubles pourraient être en carton. À cela l’artiste oppose ce qui, selon toute apparence, nous est familier et questionne l’antagonisme classique entre artefact et nature : au-dessus d’un mur coupe-feu, un quartier de lune ennuagé ; dans la nudité d’un débarras, un rayon de soleil ; devant une tour, une nuée d’oiseaux ; à côté d’un écran de téléviseur allumé mais vide, une colline lointaine qui se découpe dans une fenêtre.

On est tenté de rapprocher cet axe de travail du post-romantisme. En effet, la focalisation de son contenu et son exécution magistrale incitent à le situer dans l’histoire de l’art. Mais il ne faut pas s’y tromper. L’allusion n’est pas la chose elle-même, inscrite, elle, dans une démarche indiscutablement contemporaine. Laure Gilquin traite d’un déséquilibre, sans point de référence, sans horizon. Elle nous renvoie à une érosion qui se solde par la perte de toute orientation, jusqu’à la dernière imaginable, d’ordre métaphysique. Tout prétendu retour en arrière est ici impossible.

Événements fortuits, états fugaces, disparus, hormis dans le souvenir photographique qu’ils auraient pu exister. La réalité comme fiction. La perception devenue image.

Pr. Werner Knoedgen
Traduction Philippe Mothe


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